Pinard "à gogo" en pays bigouden

Certains naufrages sont des aubaines. En 1950, le film britan­nique « Whisky à gogo » fit rire toute la France, avec les exploits d’un village écos­sais pillant les soixante mille caisses de whisky d’un cargo échoué… Avec « La fête à Coque­ville », Zola avait déjà donné les lignes de ce scéna­rio, qui s’est souvent produit. En voici un exemple en pays bigou­den avec le naufrage du « Pasajes » et de sa cargai­son de vin devant Lesco­nil en 1897.

Vue d’artiste de la sortie en mer d’un canot de sauvetage à rames
Vue d’artiste de la sortie en mer d’un canot de sauvetage à rames, à la fin du XIXe siècle, par le peintre officiel de la Marine, Jonathan Florent © Jonathan Florent

À la fin du XIXe siècle, dur de gagner sa vie à Lesco­nil. Les oppor­tu­ni­tés sont l’agri­cul­ture, avec la pomme de terre, le goémon, pour produire la soude, ou la pêche, pour les deux conser­ve­ries… La pêche, ce n’est pas gagner sa vie mais la jouer : en cinq mois, en 1885, quatorze marins ont péri. Une héca­tombe qui a choqué les esprits, réveillé compas­sion et géné­ro­sité. Au séma­phore, construit dès 1805 et recons­truit en 1860, est venue s’ajou­ter, en 1879, la première station de secours en mer du pays bigou­den, voulue par la SCSN1.

Avec un moyen: un canot à rames de 9,15 mètres, auto­re­dres­sable en six secondes, construit aux chan­tiers havrais Augus­tin Normand. Son nom : Foubert de Bizy, celui de sa prin­ci­pale dona­trice (pour 10 000 francs or), descen­dante d’un géné­ral d’Em­pire éponyme. Le 4 février 1897, peu avant 21 heures, le Pasajes2 – un vapeur de 714 tonneaux gréé en goélette, battant pavillon français –, talonne et s’éventre sur le rocher de Trebeyon, dans l’ali­gne­ment du Goudoul3. Le bateau fait eau, se couche sur tribord et prend feu quand explose sa chau­dière.

Son comman­dant, M. Colas, ordonne d’em­barquer dans le canot de sauve­tage. Aler­tés par un coup de canon du séma­phore, les sauve­teurs béné­voles de Lesco­nil courent vers l’abri, passent cirés et bras­sières, embarquent sur leur canot en bois de 2,225 tonnes. Les neuf cano­tiers, comman­dés par un patron, un sous-patron et un briga­dier, glissent leurs avirons dans les dames de nage et souquent au comman­de­ment. Un travail de forçat, de galé­rien, pour lequel tous sont volon­taires !

Une cargai­son de vin à la mer

À 1 mille nautique, le Pasajes brûle dans la nuit et libère sa précieuse cargai­son : six cent quarante cinq barriques de vin embarquées la veille en Espagne. Desti­na­tion : Rouen. C’était sans comp­ter le brouillard, le fardage qui accen­tue la dérive du bateau, les courants… Sans méri­dienne pour un point astro­no­mique, les calculs d’es­time du comman­dant Colas et de son second sont faux. Quand ils devraient deman­der au barreur de remon­ter au nord pour lais­ser Sein et Oues­sant sur tribord, ils main­tiennent le cap suivi pour la traver­sée du golfe de Gascogne. Une chance : ils passent sans anicroche à une enca­blure du caillou Ar Guisty, où, cinq ans plus tard, ira s’ou­vrir le pinar­dier Le Louvre. Cette nuit, le rocher Trebeyon n’a pas eu la même géné­ro­sité avec le Pasajes. À portée de voix de la balei­nière du Pasajes et de ses dix-sept resca­pés, les sauve­teurs4 ont encore à saisir une remorque, armer les deux mâts du Four­bet de Bizy pour profi­ter d’un vent de sud-ouest et tirer sur les avirons pour faire cap sur Lesco­nil.

Si l’équi­page naufragé est sain et sauf, le comman­dant Colas, son arma­teur, les marchands de vin et leurs assu­rances voudront récu­pé­rer leur cargai­son. Vœu pieux. Flot­tant au gré des courants, de nombreuses barriques ont été empor­tées à l’aube du 5 février par les pêcheurs. Certains les ont stockées, d’autres déjà vendues ou même mises en perce ! Le patron de La descente du Marin, le bistrot local, dira avoir observé une baisse de fréquen­ta­tion. La mémoire bigou­dène n’ou­blie rien.

Déjà en 1750, mêmes causes et mêmes effets : le brick hollan­dais Les Deux Frères sombre et libère de nombreux tonneaux de vin. En 1892, un autre naufrage cruel, toujours aux alen­tours de Lesco­nil, avec 13 dispa­rus et 475 barriques de Bordeaux. Et 1911, celui de l’Arden. Chaque fois, maré­chaus­sée et douanes inves­tiguent, parfois trouvent au terme de rixes homé­riques avec les marins et toujours punissent au tribu­nal de Quim­per. Sans empê­cher le vin de couler les jours d’au­baine.


Article rédigé par Patrick Moreau, diffusé dans le maga­zine Sauve­tage n°159 (1er trimestre 2022).

 


1 – SCSN. Société centrale de sauve­tage des naufra­gés, créée sous Napo­léon III. Avec la Société des hospi­ta­liers sauve­teurs bretons, elle formera l’ac­tuelle SNSM.

2 – Pasajes. Petit port basque espa­gnol où Lafayette embarqua sur L’Her­mione, en partance pour les États-Unis.

3 – Goudoul. Sur le GR 34, ensemble de rochers aux lignes tour­men­tées. Ils nour­rissent les légendes bigou­dènes.

4 – Habi­tuel­le­ment si précises, les annales n’ont pas retenu leurs noms cette nuit-là, juste celui du patron : Jacques Trebern.