Dans la tempête au pied des falaises : deux navigateurs sauvés sur le fil

Pris dans un violent coup de vent devant Fécamp dans la nuit du 18 au 19 juin 2022, les deux équi­piers de l’Apol­lo­nia – génois éclaté, moteur en panne, barre inopé­rante – demandent des secours. S’en­sui­vra un sauve­tage épique, réussi grâce aux talents de Louis Vasseur, 21 ans, et des six autres sauve­teurs béné­voles du SNS 089 Cap Fagnet, appuyés par l’hé­li­co­ptère Guépard Whisky de la Marine natio­nale. Récit.

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L’équipage du "SNS 089 Cap Fagnet" est parvenu à évacuer les deux personnes qui se trouvaient à bord du voilier "Apollonia" avant qu’il ne se fracasse contre les falaises. © TMA Images

Sous un ciel noir et lourd, un brutal coup de vent, tout juste annoncé par la météo, agresse la côte normande le 18 juin 2022 en début de soirée. Sa violence, force 7 de secteur nord-est, lève des vagues bouillon­nantes avec des creux de 3 mètres et plus (lire plus bas).

À bord de l’Apol­lo­nia, voilier de 9 m construit solide et battant pavillon français, un couple de Mexi­cains basés à Paris serre les dents. « Ça passera », pensent-ils. Non, ça s’ag­grave. Quand explose le génois, la compagne du skip­per se réfu­gie dans le carré, cœur au bord des lèvres. Lui reste sur le pont balayé par la mer furieuse. Son bateau, il le connaît mal. Il lui appar­tient depuis tout juste un mois. Bien­tôt, le moteur lâche, puis la barre. Le voilà en dérive, à la merci des éléments.

Pour­tant, le havre du port, signalé par le phare de Fécamp (Seine-Mari­time), est à portée de vue au-delà d’une mer blanche. À bâbord, la haute falaise du cap Fagnet, domi­née par un séma­phore voulu par Napo­léon, menace l’Apol­lo­nia. Funeste appel­la­tion pour un bateau. Dans les années 1980, un voilier homo­nyme, en route des Cana­ries vers la Barbade, a été le cadre d’une sanglante affaire à huis clos : deux morts par balle et un blessé1. Même décen­nie et un autre Apol­lo­nia, bâti­ment de commerce de 78 m, coule dans une tempête en baie d’Al­ger. Un nom déci­dé­ment lourd à porter.

Un skip­per téta­nisé

Au cap Gris-Nez, l’of­fi­cier de quart capte l’ap­pel au secours du skip­per affolé. Il engage le canot tous temps (CTT) SNS 089 Cap Fagnet de la station SNSM de Fécamp. En huit minutes, celui-ci rejoint l’Apol­lo­nia dans le nord-est de la sortie du port. Il est 01 h 02. Plusieurs fois, les sauve­teurs lancent une touline2 frap­pée au filin de remorque. Le skip­per n’au­rait qu’à la rete­nir, la tirer, puis tour­ner le câble sur son avant. Hébété, dépassé, il n’en fait rien. Il laisse passer ses chances de survie. Et celles de sa compagne. « J’ai vite proposé au patron de passer sur le voilier », raconte Louis Vasseur, l’un des sept sauve­teurs béné­voles à bord du CTT. Une option dange­reuse que repousse pour l’ins­tant le patron, Rémy Legros. Sur ces creux chao­tiques, les ponts glis­sants des deux embar­ca­tions sont rare­ment au même niveau. De plus, les deux coques peuvent soudain s’écar­ter.

« Après d’autres tenta­tives futiles, les deux bateaux main­te­nant bord à bord, j’ai échangé un regard avec Rémy, pour­suit Louis. C’était oui. » Une prise de risque consen­tie avec un très gros cœur. À 21 ans, en grande forme physique, Louis, qui a rejoint la SNSM à 16 ans, se reçoit sur le voilier. Passé sur l’avant, il attrape la touline qu’on lui lance, la saisit sur l’unique taquet d’amar­rage, se recule à l’ar­rière. C’est bon. Mais le taquet de ce voilier vieux de quarante ans cède sous l’ef­fort. Tout est à recom­men­cer. Seul, sur l’avant qui danse furieu­se­ment, piquant soudain vers le ciel ou dans un creux bouillon­nant, Louis a une main pour lui, l’autre pour le bateau. Rien de trop. Juste assez pour, à la lumière des éclairs et sous un grain, attra­per la énième touline, l’em­barquer, saisir l’écoute du génois qui traîne à l’eau, réali­ser un nœud de chaise, arri­mer le tout en pied de mât.

Comme par malice, la chaîne de mouillage choi­sit juste­ment de s’échap­per. Elle pour­rait vite crocher, ajou­ter encore une compli­ca­tion. Louis la laisse filer au fond en veillant à ses pieds et ses doigts, et coupe. Enfin, le SNS 089 peut entre­prendre le remorquage. Il est grand temps : la dérive porte vers la falaise et ses écueils. Ils menacent. Et attendent une proie promise.

Diffi­cile remorquage dans ces condi­tions de mer. Moins risqué toute­fois que le trans­bor­de­ment d’un équi­page téta­nisé par la tempête. Las, la seconde remorque cède, fouette l’air et les vagues et vient enga­ger l’une des deux hélices du SNS 089. C’est le surac­ci­dent, toujours redouté. Sur un seul moteur alors qu’ap­prochent les dangers de la côte, le risque d’un naufrage est palpable. Les six cano­tiers sont dans une situa­tion périlleuse. Sur la mer déchaî­née, la mission des sauve­teurs est compro­mise. Et l’Apol­lo­nia condamné ?

Je n’avais encore jamais mené un sauve­tage de nuit, par un tel vent, avec une falaise proche, presque à toucher.

Informé par le patron du CTT, le CROSS Gris-Nez engage un second CTT, le SNS 080 Notre Dame de Bonse­cours3 de la station de Dieppe, la plus proche, et l’hé­li­co­ptère Dauphin Guépard Whisky basé au Touquet, à 140 kilo­mètres. À 03 h 41, l’aé­ro­nef est sur zone. « Je n’avais encore jamais mené un sauve­tage de nuit, par un tel vent, avec une falaise proche, presque à toucher », souligne le comman­dant du Dauphin. Le voilier est privé d’élec­tri­cité, sans feu ni radio. Le SNS 089, resté en chien de garde, allume ses gyro­phares et braque son projec­teur sur celui-ci.

Louis comprend à cet instant que le salut vien­dra du ciel. Il orga­nise donc sa part de l’opé­ra­tion de treuillage. Il le sait : les folles embar­dées du mât et son hauba­nage inter­disent au plon­geur du Dauphin une dépose sur le pont de l’Apol­lo­nia. Pour que l’hé­li­co­ptère les sauve, il faudra passer à l’eau. Gestes précis et en séquence, Louis agit comme lorsqu’il monte un tableau élec­trique sur les chan­tiers bien stables et abri­tés où il travaille. Le jeune sauve­teur véri­fie que les gilets de sauve­tage des deux plai­san­ciers mexi­cains sont bien cape­lés et, par précau­tion, déclenche manuel­le­ment leur gonflage. Il en complète le signa­le­ment avec des crayons lumi­neux qu’il actionne. Il explique la manœuvre et rassure.  

L’hé­li­co­ptère se glisse en dessous du plateau de la falaise et se présente en station­naire à une quin­zaine de mètres au-dessus de l’eau, à l’ar­rière du voilier en détresse. Désor­mais, au treuilliste de guider le pilote pour affi­ner la posi­tion, descendre le plon­geur et rete­nir le câble en sortie de treuil pour réduire le ballant. Quand Louis ordonne à la plai­san­cière de sauter à l’eau, elle n’hé­site pas et tombe quasi­ment dans les bras du plon­geur. Ascen­sion vers l’hé­li­co­ptère. Première vie sauvée. Au tour du skip­per. L’hy­po­ther­mie le gagne, il est figé, téta­nisé. Déjà grondent les vagues marte­lant la mince plage et sapant la falaise. Louis sait qu’il n’est plus temps de tergi­ver­ser. Au retour du plon­geur, il pousse l’homme à l’eau. Second treuillage. Seconde vie sauvée. « Mission accom­plie », se dit Louis.

Dopé par l’adré­na­line de l’ac­tion, il ne pense même pas à sa propre survie. Toujours plus abrupts, les rouleaux préci­pitent l’Apol­lo­nia sur les écueils fran­gés d’écume. Le voilier talonne. « Quand s’est présenté le plon­geur, une vague plus forte a soulevé l’ar­rière du bateau et j’ai sauté », témoigne Louis. Juste à temps. Troi­sième treuillage, troi­sième vie sauvée. En onze minutes chrono. Des minutes déci­sives dans ce sauve­tage diffi­cile. Alors que Guépard Whisky reprend de l’al­ti­tude et met le cap sur l’hô­pi­tal Jacques Monod du Havre, l’Apol­lo­nia, couché sur le flanc, rague déjà sur les rocs acérés. Pour Louis, il s’en est fallu d’une minute. Après quatre heures d’une âpre bataille, le SNS 089 éclopé peut rega­gner son mouillage. « La remise en état de son arbre d’hé­lice l’a immo­bi­lisé plus d’un mois », précise Rénald Goupil, président de la station.

Une dizaine de jours plus tard, le vice-amiral d’es­cadre Philippe Dutrieux, préfet mari­time de la Manche et de la mer du Nord, se rend à Fécamp pour remettre aux sauve­teurs béné­voles un rare et précieux témoi­gnage de satis­fac­tion. En dix-neuf lignes et avec des mots pesés, le docu­ment rappelle le sauve­tage des plai­san­ciers de l’Apol­lo­nia, met en avant le sang-froid de Louis et salue nommé­ment les six autres cano­tiers du SNS 089. Et de conclure : ils ont « fait honneur aux gens de mer ». Une tradi­tion pour cette station établie en 1865. Et bien d’autres.

Nos sauve­teurs sont formés et entraî­nés pour effec­tuer ce type de sauve­tage. Grâce à votre soutien, vous les aidez à être présents la prochaine fois !

1 Pour en savoir plus, consul­tez Angoisse à bord – L’af­faire Apol­lo­nia, longue enquête du jour­na­liste alle­mand Klaus Hympen­dhal, aux éditions Glénat (2002). 333 pages.

2 Cordage fin à l’ex­tré­mité duquel est fixé un nœud en forme de boule.

3 Il appa­reillera mais n’aura pas à inter­ve­nir, le canot de Fécamp réus­sis­sant à surmon­ter son handi­cap tech­nique.

Après la tempête, des débris de l’Apollonia ont été retrouvés éparpillés au pied des falaises.
Après la tempête, des débris de l’Apol­lo­nia ont été retrou­vés épar­pillés au pied des falaises. © TMA Images

Équi­page engagé

Canot tous temps SNS 089 Cap Fagnet

Patron :  Rémy Legros

Équi­piers : Frédé­ric Ancia, Jean-Marc Anest, Serge Capron, Pascal Girot, Jean-Luc Tanay et Louis Vasseur


Article rédigé par Patrick Moreau, diffusé dans le maga­zine Sauve­tage n°161 (3ème trimestre 2022)  

Retrouvez le récit de Louis en podcast !

Canal 16, la radio des Sauve­­teurs en Mer donne la parole à celles et ceux qui font la SNSM ! La série de podcasts s’in­­té­­resse à des sauve­­tages et met en lumière des sauve­­teurs et des personnes secou­­rues. Homme à la mer, acci­dent, tempête, noya­­de… Canal 16 nous raconte certains sauve­­tages parmi les plus spec­­ta­­cu­­laires de la SNSM. Porté par la voix de sauve­­teurs ou de resca­­pés, chaque épisode de la série est une aven­­ture palpi­­tante et une leçon inspi­­rante sur les pièges et les dangers de la mer.