Interview de Philippe Louis-Dreyfus de Louis Dreyfus Armateurs

Ancien président d’as­so­cia­tions d’ar­ma­teurs natio­naux, euro­péens et mondiaux, il préside aujour­d’hui le conseil de surveillance du groupe Louis Drey­fus Arma­teurs, l’un des prin­ci­paux arma­teurs de France. Il partage sa vision du secteur mari­time et de sa future évolu­tion, notam­ment sur la créa­tion de normes.

P L Dreyfus à son bureau
Philippe - Louis Dreyfus préside le conseil de surveillance de Louis Dreyfus Armateurs. Il a également été à la tête de plusieurs associations d’armateurs nationaux et internationaux © Olivier Brunet

Vous mili­tez depuis quinze ans pour que le secteur mari­time, respon­sable de 3 % des émis­sions mondiales de gaz à effet de serre, prenne en compte les enjeux envi­ron­ne­men­taux. Avez-vous été entendu ?

J’étais, à l’époque – et je le suis toujours –, indé­nia­ble­ment convaincu qu’il fallait bouger les choses et porter une grande atten­tion aux sujets envi­ron­ne­men­taux. Je n’ai pas eu à mener ce combat en France, car presque tous les arma­teurs étaient sur la même longueur d’onde. Nous étions conscients que ce serait un aspect essen­tiel pour nos entre­prises. Malheu­reu­se­ment, cela n’a pas été le cas partout dans le monde. D’autres ont consi­déré qu’il n’était pas néces­saire de se faire mal trop tôt. Résul­tat, aujour­d’hui, nous allons être obli­gés de nous faire très mal. Les problèmes que nous n’avons pas réglés nous reviennent en boome­rang. Des déci­sions régle­men­taires extrê­me­ment dures, mais justi­fiées, vont arri­ver, comme celles qui ont été prises par l’Or­ga­ni­sa­tion mari­time inter­na­tio­nale en juillet [Ndlr : les pays membres de cette agence des Nations unies ont adopté un objec­tif d’émis­sions de gaz à effet de serre nettes nulles « d’ici ou aux alen­tours de 2050 »]. Cela va sans doute chan­ger les données globales du mari­time.

Pensez-vous que cette régu­la­tion portera ses fruits ? Est-elle suffi­sante ?

Oui, si les régle­men­ta­tions sont mondiales. Des mesures locales seraient inutiles et injustes. En revanche, j’es­père que toute taxe envi­sa­gée béné­fi­ciera au secteur mari­time afin qu’il s’amé­liore, notam­ment pour réfor­mer la flotte mondiale, qui ne corres­pond pas du tout aux normes qui seront celles de demain. Il va impé­ra­ti­ve­ment falloir imagi­ner de nouveaux bateaux, de nouveaux carbu­rants, de nouvelles appli­ca­tions, et cela va coûter très cher. Je regrette que cela arrive si tardi­ve­ment.

Limiter la vitesse des navires |...] permettrait de réduire de 20 à 30 % leur consommation.
Philippe Louis-Dreyfus

 

Certaines tech­no­lo­gies permet­tront-elles de réduire l’em­preinte carbone du secteur mari­time ?

Le groupe Louis Drey­fus Arma­teurs a été pion­nier dans ce secteur, notam­ment sur les navires de service. Nous nous sommes appliqué à nous-mêmes ce que nous souhai­tions que l’en­semble de la profes­sion fasse. Nous dispo­sons d’em­bar­ca­tions à moto­ri­sa­tion hybride diesel-élec­trique, notam­ment sur nos bateaux de logis­tique dans les parcs éoliens, comme à Saint-Nazaire. Ce sont des bateaux très dyna­miques, sur lesquels nous devons pouvoir perdre la moitié des équi­pe­ments et conti­nuer à main­te­nir la posi­tion, ce qui impose d’ha­bi­tude deux géné­ra­teurs. Grâce au système hybride, nous n’avons plus qu’un seul géné­ra­teur et la batte­rie, qui donne une certaine auto­no­mie en cas de panne. Cela permet un gain de consom­ma­tion et évite la redon­dance.

Sur notre flotte char­gée de trans­por­ter des pièces d’avions pour Airbus, nous expé­ri­men­tons des dispo­si­tifs véliques inno­vants* , qui doivent permettre de réduire la consom­ma­tion de carbu­rant. Mais ces systèmes offrent souvent un meilleur rende­ment à 11 ou 12 nœuds qu’à 15. Il faudrait donc accep­ter de dimi­nuer la vitesse des bateaux.

Kite géant automatisé pour navire
Pour dimi­nuer sa consom­ma­tion de carbu­rant, Louis Drey­fus Arma­teurs a notam­ment essayé un kite géant auto­ma­tisé sur son navire roulier Ville de Bordeaux © Airseas

La réduc­tion de la vitesse des navires est l’une de vos prin­ci­pales reven­di­ca­tions, soute­nue par le président de la Répu­blique en 2019, sans que cela ne porte ses fruits…

Cela fait plusieurs années que je propose de limi­ter la vitesse des navires. Pour moi, c’est la solu­tion la plus simple, la plus effi­cace et la plus rapide à mettre en place, et qui permet­trait de réduire de 20 à 30 % la consom­ma­tion des navires. Je suis furieux de voir que certains y sont tota­le­ment oppo­sés. Alors qu’elle est d’une évidence biblique ! En rédui­sant la vitesse, on réduit la consom­ma­tion. Bien sûr, il peut y avoir des déro­ga­tions pour les porte-conte­neurs et bateaux trans­por­tant des produits frais ou des passa­gers. Mais pour le vrac, liquide ou solide, qui repré­sente 70 % de la flotte mondiale, on peut l’ap­pliquer dès demain. Sur un cape­size** , en rédui­sant la vitesse de 14 à 12 nœuds, on divise la consom­ma­tion de fioul lourd par deux !

Certains critiquent cette solu­tion en disant qu’elle géné­rera un report vers d’autres types de trans­port. Mais rien que le trans­port de vrac dans le monde repré­sente 1,6 milliard de tonnes***. Ce n’est pas demain la veille que l’on pourra les trans­por­ter grâce au train. D’au­tant que le coût du trans­port mari­time dans le prix final d’un bien est très margi­nal : 9 € pour une machine à laver coréenne, 3 € pour un télé­phone chinois. Si ces parts doublent, cela ne chan­gera pas fonda­men­ta­le­ment les choses pour le consom­ma­teur. Mais c’est bien lui qui paiera fina­le­ment le prix de la décar­bo­na­tion, quel qu’il soit.

Cette iner­tie à répondre aux problé­ma­tiques envi­ron­ne­men­tales peut-elle nuire au secteur mari­time ?

Il y a quinze ans, le mari­time était encore « la » solu­tion pour le trans­port, car c’était le moyen de trans­port le moins nocif en matière d’émis­sion de CO2. Aujour­d’hui, nous sommes consi­dé­rés comme le problème, alors que 93 % de toutes les marchan­dises passent par la mer. Mais je trouve qu’en France, les gens se préoc­cupent peu du monde mari­time. Ils en connaissent surtout la SNSM et Tabarly !

Plusieurs tech­no­lo­gies ont été testées, notam­ment une voile type kite de grande taille et une aile verti­cale dotée d’un système d’as­pi­ra­tion de l’air.

** Les navires cape­size sont les cargos les plus impo­sants, de près de 300 mètres de long et capables de trans­por­ter 170 000 tonnes de marchan­dises.

*** Envi­ron 11 milliards de tonnes de marchan­dises ont tran­sité par voie mari­time en 2021 selon la Confé­rence des Nations unies sur le commerce et le déve­lop­pe­ment.

Le groupe Louis Dreyfus Armateurs en chiffres

  • 2 600 employés dans le monde

dont

  • 470 offi­ciers français

 

  • 125 navires

Article rédigé par Nico­las Sivan et Jean-Claude Hazera, diffusé dans le maga­­zine Sauve­­tage n°166 (4ème trimestre 2023)