Rafales record de 225 km/h : au cœur du chaos avec les sauveteurs de Calvi

Une tempête s’est déchaî­née sur le litto­ral corse le 18 août 2022. Cent dix inter­ven­tions ont été gérées par le CROSS*, concer­nant plus de trois cent cinquante plai­san­ciers naufra­gés et deux décé­dés en mer. Les dix stations SNSM de Corse ont été mobi­li­sées, épau­lées par de puis­sants moyens de l’État, dont six héli­co­ptères. Récit depuis Calvi, au milieu du désastre.

Un impressionnant arcus, ici photographié aux îles Sanguinaires
Un impressionnant arcus, ici photographié aux îles Sanguinaires, s’est formé le 18 août au-dessus de la Corse © Pierre-Mathieu Paolini

Un record : 225 km/h. Jamais l’ané­mo­mètre de la station météo de Mari­gnana (Corse-du-Sud), au-dessus des calanques de Piana, n’avait tourné aussi vite. Furieux, un violent coup de vent bat toute la côte occi­den­tale, façade emblé­ma­tique de l’île de Beauté, ce 18 août. Il la déborde en une heure, lais­sant derrière lui cinq morts et vingt bles­sés graves, et va s’éteindre au-dessus l’Ita­lie.

Désastre prévi­sible ? Oui et non. Dès la veille, Météo-France avait émis une alerte jaune, qui corres­pond à des vents de l’ordre de 60 nœuds (111 km/h). Le lende­main matin, ils sont fina­le­ment deux fois plus puis­sants. Un arcus – cumu­lo­nim­bus en arc – est né d’un air très froid en alti­tude (- 64 °C), chaud au niveau de la mer (25 °C). Noir, bas sur l’ho­ri­zon, il est lourd de pluie, de grêle et d’élec­tri­cité. Soudain, l’outre se libère, déchaîne des vents terribles : 206 km/h à L’Île Rousse, 158 km/h à Ajac­cio. Deux heures plus tôt, ce front n’avait pas trois kilo­mètres de large. Pas assez signi­fi­ca­tif pour les prin­ci­paux modèles météo. Sauf celui dénommé Arôme, dont la maille est très fine et que très peu de navi­ga­teurs utilisent. Pire, selon un loueur corse qui a perdu deux voiliers dans l’af­faire, 40 % de ses clients ne consultent pas la météo. La mer est belle, le soleil brille. Ce sont les vacances.

À 8 h10, Météo-France passe le dépar­te­ment de la vigi­lance jaune à orange et multi­plie les bulle­tins d’alerte. Ça va barder. Non : ça barde déjà. Au CROSS Med d’Ajac­cio, l’of­fi­cier de quart répond aux premiers appels à l’aide. Avec l’ap­pui du CROSS Med de La Garde, il aura cent dix inter­ven­tions à gérer dans les heures qui viennent. Quand elles lui parvien­dront. Nombre d’en­droits ne sont pas couverts par le réseau télé­pho­nique le long de cette côte sauvage. Alors que la situa­tion s’ag­grave, le CROSS alerte les dix stations corses de la SNSM.

Arbres arra­chés, toits empor­tés

« Il n’était pas encore 8 h 30 quand le CROSS m’a pres­crit de porter secours à sept bateaux, se souvient Nico­las Lavigne, patron de la station de CalviPrin­ci­pa­le­ment des voiliers, tout juste dros­sés sur la côte près de la pointe de Spano. » Diffi­cile pour les cano­tiers de rallier leur embar­ca­tion. Rafales et bour­rasques ont, partout, arra­ché des arbres, emporté des toits, abattu des poteaux élec­triques (trente-cinq mille foyers seront privés de courant). On déplo­rera cinq morts. Trois dans les terres, deux en mer. En baie de Giro­lata, il s’agit de Jean-Paul Diddens. Ce pêcheur soli­taire de 63 ans est une célé­brité locale. Son labeur fait le succès des restau­rants alen­tour. Assailli par la mer sous vent de nord-ouest, son modeste pointu a sombré par 40 mètres de fond. L’homme est retrouvé quelques heures plus tard. Noyé. Devant Erba­lunga, sur la côte est du Cap Corse, un couple boucle un tour de l’île de trois semaines en kayak. Une rafale les bous­cule. Ils dessalent. Lui remon­tera sur l’esquif. Elle non. Noyée.

« Faute d’un équi­page complet pour notre canot tous temps SNS  062 Patron Marius Oliveri, nous avons d’abord embarqué sur notre semi-rigide », pour­suit Nico­las Lavigne. Il appa­reille avec Franck Marim­pouy et Michel Joffres. En à peine plus d’une heure, le vent se calme, mais les vagues restent grosses. Bien­tôt, les trois sauve­teurs découvrent quinze naufra­gés errant sur les rochers, où leurs voiliers, pesant parfois plus de douze tonnes, ont été proje­tés. Aidés par les navires à passa­gers qui, d’ha­bi­tude, promènent les touristes dans le golfe et ses calanques, les sauve­teurs orga­nisent l’éva­cua­tion. Aucune commu­ni­ca­tion n’est possible avec le CROSS. Sous les hautes falaises de porphyre rouge qui culminent à 300 mètres au-dessus du rivage, leur VHF est muette. Zone blanche. Un handi­cap qui les pour­sui­vra jusqu’à la nuit.

Retour à Calvi. Sous un inno­cent ciel passé au bleu, un équi­page de sept sauve­teurs est formé. Toujours menés par Nico­las, ils appa­reillent vers 10 heures avec, enfin, leur canot tous temps (CTT). « La station de Calvi a deux parti­cu­la­ri­tés, précise Paul Allard, son président. Une zone d’in­ter­ven­tion très impor­tante de 70 milles, allant de l’Île-Rousse à Porto, et un CTT qui est sans doute la plus ancienne unité de toute la flotte de la SNSM. » Construit en 1987, le navire a d’abord servi à la station de Sète avant d’être affecté à celle de Calvi, en 2017, pour couvrir une côte très dente­lée, tout en caps, golfes profonds et criques. Les deux moteurs diesels ont trente-cinq ans de service, avec des milliers de sorties, autant de personnes sauvées, assis­tées, tirées d’af­faire.

« Jamais les sauve­teurs corses n’ont vu pareil massacre »

« À peine fran­chie la pointe de la Revel­lata, toutes les commu­ni­ca­tions coupent », pour­suit Paul Allard. Une fois de plus. Sur le pont, quatre cano­tiers sont en veille atten­tive. Chaque crique est visi­tée. En cette saison, les mouillages forains (en dehors des ports) sont nombreux. « En baie de Crova­nie, près de Gale­ria, quatorze bateaux sont fichés sur la grève, dont un cata­ma­ran en morceaux », indique le président de la station. Jamais les sauve­teurs corses n’ont vu pareil massacre. Des dizaines de plai­san­ciers choqués tournent autour des épaves. Coup de chance, la radio veut bien capter : pas de bles­sés. Le CTT allonge sa route vers Giro­lata, baie de rêve inscrite au patri­moine mondial de l’Unesco. L’an­cien refuge de pirates est dominé par une vieille tour et son glacis, récem­ment restau­rés. L’ac­cès n’est possible qu’à pied par un sentier dit « du facteur » ou par la mer. 

Vision apoca­lyp­tique. Une tren­taine de bateaux sont en avarie complète. Parfois les uns sur les autres, coques défon­cées, mâts abat­tus. Certains, soli­de­ment amar­rés dans la marina, ont bien résisté au coup de vent. En forain, d’autres ont vite dérapé et percuté leurs voisins. C’est le cas d’un voilier de 23 m trans­formé en véri­table bélier alors que son skip­per venait juste de quit­ter son bord.

Aidés du capi­taine du port, de son équipe, de quelques pompiers et des patrons des navires de prome­nade, les sauve­teurs béné­voles orga­nisent l’éva­cua­tion de deux cent trente personnes. Des plai­san­ciers surtout, marqués par l’ef­froi, hébé­tés. Des familles désem­pa­rées, aux enfants en pleurs ou muets, choqués. Beau­coup n’ont sur eux qu’un maillot de bain. Le reste est perdu. Voilà peu, tous termi­naient paisi­ble­ment leur nuit avant d’être brusque­ment secoués dans tous les sens. Vacarme des abor­dages. Chocs des mâts s’af­fais­sant. Chahut des équi­pets** vomis­sant leur contenu. Gémis­se­ment des coques qui raguent sur les rochers ou échouées la plage.

Cinquante naufra­gés à bord du canot tous temps

« Pour embarquer tout ce monde, la jauge était facile : les cinquante bras­sières du SNS 062 Patron Marius  Oliveri », précise l’un des sauve­teurs. Une fois les naufra­gés à bord, cap au sud sur Porto, le point le plus proche dispo­sant de commu­ni­ca­tions routières ou télé­pho­niques, avec des abris, des maga­sins. Avec des méde­cins aussi, pour un peu de bobo­lo­gie. De vrais bles­sés, il n’y en a pas malgré l’am­pleur des biens détruits. Ce sont les âmes qui sont atteintes. À 18 heures, le CTT peut repar­tir vers Calvi. Au-dessus de lui et sur tout le litto­ral, la ronde des six héli­co­ptères mobi­li­sés par l’État. En baie de Calvi, la VHF de l’Oliveri se réveille : le CROSS l’en­gage sur le sauve­tage en mer d’un voilier de 25 m en dérive, sans moteur.

Les Sauve­teurs en Mer sont fina­le­ment de retour à Calvi à 23 h 30, avec la remorque. Amar­rage au port de commerce, après quinze heures d’in­ter­ven­tion. Le second coup de vent qu’an­nonce Météo-France peut passer, non sans que sept mille campeurs aient été évacués dans toute la Corse. En mer, pas de problème, tous ont déjà donné. Fin de l’his­toire ? Pas vrai­ment. L’ex­cep­tion­nelle tempête du matin a échoué ou coulé quatre-vingt-dix navires. « Dans notre secteur, nous en avons eu une tren­taine à déséchouer », précisent les cano­tiers de Calvi. Un gros boulot pour un très vieux canot. Au 9 septembre, la préfec­ture mari­time en dénom­brait encore vingt-huit à prendre en charge, dont sept non iden­ti­fiés. Si quelques-uns pour­ront être répa­rés, beau­coup sont bons pour la casse.

Voiliers échoués dans la baie de Crovani après les intempéries
Voiliers échoués dans la baie de Crovani après les intem­pé­ries © Marine natio­nale/Défense

Au chevet des victimes traumatisées

Physique­ment sauvées, mais psycho­lo­gique­ment ébran­lées. Pour prendre soin des nombreuses victimes de la tempête du 18 août, le centre opéra­tion­nel dépar­te­men­tal (COD) a fait appel aux nageurs sauve­teurs du CFI de Corse. Ils ont soutenu touristes et locaux, souvent très marqués par la violence des éléments : maisons détruites, arbres déra­ci­nés, voitures retour­nées… « Nous avons réorienté les personnes en état de choc. Beau­coup étaient très secouées par les événe­ments », indique Antoine-Jean Gian­netti, direc­teur du CFI. Deux véhi­cules de premiers secours à personnes (VPSP) ont été mobi­li­sés et certains Sauve­teurs en Mer ont fait presque trois heures de route depuis Propriano pour accueillir les sinis­trés.

Face à un coup de vent, quelles options ?

  • Vous êtes au port ? Restez-y. Véri­fiez votre mouillage, voire celui des voisins à couple ;
  • Vous êtes en mer ? Deux choix à soupe­ser avec soin :
    • Ayant suivi les évolu­tions de la météo (par VHF, sur Inter­net…), vous calcu­lez que vous pouvez gagner à temps le port le plus proche, non sans vous être assuré qu’il dispose d’un mouillage libre pour vous. Pas ques­tion d’éta­ler un coup de vent puis­sant sur un mouillage léger dans un avant-port battu par une tempête ;
    • le temps manque pour gagner un mouillage sûr ? Cap au large. En cas de tempête, terre rime avec danger. Assu­rez tout à bord, sur le pont, dans l’ha­bi­tacle. Fermez tout ce qui pour­rait géné­rer une voie d’eau : une vague qui balaye un pont, c’est une tonne d’eau qui menace. Par un vent de 150 km/h ou plus, ne comp­tez pas mettre votre radeau de survie à l’eau. Il s’en­vo­lera comme un ballon. Rassu­rez votre équi­page : le mauvais temps est passa­ger et le bateau est solide.

Dans tous les cas, portez et faites porter des bras­sières.

*CROSS : Centre régio­nal opéra­tion­nel de surveillance et de sauve­tage

** Range­ments situés sur les murs des cabines.

Article rédigé par Patrick Moreau, diffusé dans le maga­­­­zine Sauve­­­­tage n°162 (4ème trimestre 2022)

Retrouvez le récit de Caroline et Grégory de la station d'Ajaccio sur la tempête du 18 août 2022 en podcast !

Canal 16, la radio des Sauve­­teurs en Mer donne la parole à celles et ceux qui font la SNSM ! La série de podcasts s’in­­té­­resse à des sauve­­tages et met en lumière des sauve­­teurs et des personnes secou­­rues. Homme à la mer, acci­dent, tempête, noya­­de… Canal 16 nous raconte certains sauve­­tages parmi les plus spec­­ta­­cu­­laires de la SNSM. Porté par la voix de sauve­­teurs ou de resca­­pés, chaque épisode de la série est une aven­­ture palpi­­tante et une leçon inspi­­rante sur les pièges et les dangers de la mer.