Isabelle Joschke : le combat de la navigatrice pour plus de mixité en voile sportive

Isabelle Joschke, 47 ans, fait partie des rares navi­ga­trices du circuit profes­sion­nel de course au large. Course après course, elle prouve que le genre n’est pas un frein à la réus­site : elle a parti­cipé à plusieurs Tran­sat Jacques Vabre, terminé neuvième de la dernière Route du Rhum et se prépare pour le Vendée Globe 2024. Elle a égale­ment fondé l’as­so­cia­tion Hori­zon Mixité dans le but de favo­ri­ser l’ac­cès des femmes à la voile spor­tive.

Isabelle Joschke sur un voilier
Isabelle Joschke a créé l'association Horizon Mixité pour permettre aux femmes de découvrir la voile sportive © Ronan Gladu

Au cours de votre carrière, avez-vous déjà été trai­tée diffé­rem­ment parce que vous êtes une femme ?

Oui, avant même que je fasse de la course au large, dans les milieux de la croi­sière et du yach­ting. Une femme jeune et peu expé­ri­men­tée dans le monde des skip­pers, c’est inen­vi­sa­geable. Contrai­re­ment à un homme. J’ai fait du porte-à-porte pour rencon­trer des proprié­taires de bateaux et ils m’ont ri au nez. Je manquais d’ex­pé­rience, mais j’ai vrai­ment senti que je n’étais pas du tout au bon endroit. À l’époque, je venais de passer mon brevet de skip­per. Je cher­chais du travail, j’ai effec­tué diffé­rentes missions jusqu’à de la main­te­nance sur des chan­tiers navals. J’ai aussi été embau­chée pour faire du ménage, alors que j’étais skip­peuse profes­sion­nelle ! Je travaillais sur un yacht, entou­rée d’une tren­taine d’hommes. Les trois seules femmes employées s’oc­cu­paient du ménage ! 

Donc dès le début de ma carrière, j’ai été confron­tée au sexisme. Je me suis posi­tion­née en réac­tion face à cette situa­tion. Cela m’a demandé beau­coup d’éner­gie, mais m’a donné la volonté de montrer que j’étais aussi compé­tente que des hommes. Je me suis beau­coup battue pour avoir ma place. Cela n’a pas été facile et, si je n’avais pas cette person­na­lité, cela aurait été impos­sible. Depuis vingt ans que je pratique de la course, aujour­d’hui, mon combat est d’ar­ri­ver à avoir du poids et à me valo­ri­ser à l’égale des hommes, sans en faire plus.  

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes dans le milieu de la voile spor­tive ? 

Dans notre société, nous sommes éduquées à ne pas marcher sur les plates-bandes des hommes, à ne pas oser beau­coup de choses. J’ai été spor­tive toute mon enfance, mais je n’ai jamais fait de compé­ti­tion. Une fille qui veut faire de la compé­ti­tion doit le deman­der, alors que, pour un garçon, c’est presque imposé. Nous, les femmes, quand nous nous retrou­vons dans des milieux unique­ment mascu­lins, nous voulons prou­ver que cela vaut la peine que nous soyons là. C’est la voie la plus facile pour faire sa place et être accep­tée.

Pour­tant, les résul­tats fémi­nins dans les courses au large sont propor­tion­nel­le­ment excel­lents par rapport à ceux des hommes. À l’ar­ri­vée de Retour à La Base1, nous étions cinq femmes, dont quatre dans le top 12. Pourquoi ? Parce que si elles ne sont pas sûres d’avoir les armes pour réus­sir, elles ne se lancent pas. Notre milieu est plus facile pour les hommes que pour les femmes, et ce dès l’en­trée en compé­ti­tion.  

Que faire pour que la situa­tion change ?

Des choses ont déjà été mises en place pour que ça évolue. Par exemple, la Volvo Ocean Race2 a quasi­ment imposé la mixité sur les tours du monde en équi­page. Une règle a été créée, qui permet à l’équi­page d’être plus nombreux si des femmes sont à bord. L’ef­fet a été très posi­tif : plein de femmes ont pu parti­ci­per et acqué­rir de l’ex­pé­rience pour être embau­chées sur d’autres courses. Dans la même idée, la Tran­sat Paprec3 se court en double et, aujour­d’hui, la mixité est obli­ga­toire. Des femmes ont ainsi connu la Classe Figaro4, décou­vert ce support et gagné en expé­rience pour deve­nir ensuite compé­ti­trices. Même si nous sommes encore très loin de la parité dans le milieu de la voile. 

Vous montrez par l’exemple que votre genre n’est pas un obstacle dans votre carrière. Avez-vous la volonté d’ins­pi­rer d’autres femmes à travers ces exploits person­nels ? 

Oui, en effet. Je pense que toutes les femmes qui font carrière dans la voile doivent servir d’exemples, car nous ne sommes pas assez nombreuses. Quand j’étais jeune, je n’avais pas forcé­ment de modèle fémi­nin ; à l’époque, nous parlions de Florence Arthaud, mais c’est tout. C’est un réel manque pour donner envie de se lancer dans ces carrières.

« Notre rôle est de bien expliquer que la pratique est accessible à tous et qu’une moindre force physique n’est pas un frein. » 

Vous avez décidé d’al­ler plus loin dans cette voie en créant votre propre asso­cia­tion, Hori­zon Mixité. Pour quelles raisons ?

La jour­na­liste Martine Gauf­feny et moi avons créé cette asso­cia­tion en 2012. Je faisais de la course au large depuis plus de dix ans et, entre-temps, peu d’autres femmes étaient arri­vées dans le milieu. Pour­tant, il s’agit d’un sport mixte, donc ouvert aux femmes. Et même s’il est très physique – mon bateau fait 9 tonnes –, les femmes réus­sissent très bien, peu importe leur gaba­rit.

Avec Hori­zon Mixité, nous voulions répondre à ces multiples contra­dic­tions. Nous avons rapi­de­ment compris que nous pouvions parti­ci­per au chan­ge­ment, même modes­te­ment, pour qu’il se mani­feste à l’échelle de la société. Nous parlons de la course au large et de bateaux parce que c’est un milieu que je connais, mais l’idée de notre asso­cia­tion est de faire prendre conscience à toutes et à tous que les femmes réus­sissent aussi bien que les hommes dans quasi­ment tous les métiers.

Avec ses équi­pages 100% fémi­nins, Hori­zon Mixité permet aux parti­ci­pantes de s’aguer­rir dans tous les rôles. © Hori­zon Mixité

Concrè­te­ment, quelles actions menez-vous ?

Nous souhai­tons faire navi­guer des femmes en voile spor­tive et les amener jusqu’à la compé­ti­tion. D’abord, en équi­page fémi­nin, pour qu’elles gagnent confiance en elles. Si elles sont entre femmes sur un bateau, elles vont apprendre à tous les postes. Une femme sans expé­rience qui embarque dans un équi­page mixte, il y a très peu de chance qu’elle tienne la barre.

Les parti­ci­pantes peuvent être des débu­tantes, ou des personnes qui ont pratiqué la voile, mais pas spor­tive. L’objec­tif est qu’à l’is­sue d’un cycle de navi­ga­tion, elles aient davan­tage confiance pour embarquer en compé­ti­tion au sein d’un équi­page mixte. Grâce à cela, des équi­pages se forment et, surtout, nous consta­tons une demande crois­sante. À tel point que nous ne parve­nons pas à y répondre ! Beau­coup plus de femmes que ce que nous pensions souhaitent faire de la compé­ti­tion. Nous savons que les femmes aiment la voile, de plai­sance ou de loisir, mais en voile spor­tive c’est beau­coup moins visible. Il y a une vraie demande, mais, lorsqu’elles sont inter­ro­gées, les femmes expliquent qu’elles n’osent pas navi­guer parce qu’il s’agit d’un milieu d’hommes. Elles ne se sentent pas assez expé­ri­men­tées et n’ont pas assez confiance en elles pour se lancer. 

Dans une optique plus large, des missions locales à Lorient font décou­vrir les métiers de la mer à des jeunes femmes à la recherche d’em­ploi. Nous travaillons égale­ment avec des établis­se­ments scolaires pour sensi­bi­li­ser à la mixité.
 

La fémi­ni­sa­tion de la SNSM progresse, même si la parité est encore loin. Tous les postes sont ouverts et les femmes sont plus nombreuses à s’en­ga­ger. Nous comp­tons par exemple 30 % de nageuses sauve­teuses. Comment pour­suivre dans cette direc­tion ?

Je conseille­rais sûre­ment d’in­clure des forma­tions à la ques­tion de la mixité pour les béné­voles de la SNSM. Je pense qu’il faut mettre en place des opéra­tions de sensi­bi­li­sa­tion, pour mettre les femmes béné­voles en avant, mais aussi plus large­ment dans le monde mari­time ou la société. En réalité, cela commence à la maison, avec la répar­ti­tion des tâches ména­gères. Les enfants gran­dissent en obser­vant les modèles autour d’eux. Ce sont des sché­mas qui doivent évoluer, en famille, puis à l’école ou encore dans les asso­cia­tions.

Propos recueillis par Clarisse Oudit-Dalençon et Nico­las Sivan, publié dans le maga­­­­­­­­­­­­­­­­­zine Sauve­­­­­­­­­­­­­­­­­tage n°167 (1e trimestre 2024)

 

1 : « Retour à La Base » : Course en soli­taire sur des IMOCA – voiliers de 60 pieds (un peu plus de 18 mètres) –, de Fort-de-France, en Marti­nique, à Lorient. 
2 : « Volvo Ocean Race » : Course contre-la-montre en équi­page à voile. L’édi­tion 2023 a duré six mois, avec neuf villes étapes à travers le monde.  
3 : « Tran­sat Paprec » : Course en double mixte de Concar­neau à Saint-Barthé­lemy, aux Antilles.
4 : La « Figaro Béné­teau » est une classe de voilier mono­type d’en­vi­ron 10 mètres.